La Grande Traversée
"Je me sers d’animaux pour instruire les hommes"
Jean de La Fontaine
Depuis la nuit des temps, selon des exégèses fondées sur certains textes sacrés, il est dit que Dieu, lors de la création de l’univers, après avoir ensemencé le vide des ténèbres d’une pluie de perles pour créer les planètes et les étoiles, tira, de cette nébuleuse qui se répandait dans l’immensité de l’espace, l’une de ces perles pour en faire un paradis. Il voulut que ce paradis soit en tout point exceptionnel ; un lieu de délices et de paix où le temps n’avait pas de limite et la vie point de frontière. Il le nomma Eden. Dans son infinie générosité, il décida d’y accueillir tous ceux qui, lors de leur passage sur terre, avaient accompli sa parole et observé ses commandements.
Il était une fois, un vieux renard, régent de son Etat, au déclin de sa vie, convaincu de s’être toujours soumis à la loi divine, voulut entreprendre la grande traversée qui devrait le conduire, en récompense de sa bonne conduite et de ses mérites, à la terre promise. Nul ne pouvait prédire le temps nécessaire pour l’atteindre, ni les épreuves à surmonter en cours de trajet. On savait seulement qu’elle se situait dans la constellation des illusions, aux confins de l’univers et que seuls les plus sages pouvaient y pénétrer.
Pour ce long voyage, le renard crut bon d’inviter ses pairs, chefs de village comme lui, à l’accompagner, en ayant soin de leur préciser les exigences du créateur. Et comme tous les appelés se disaient en état de grâce, la sainte croisière pouvait être planifiée. Elle s’amorçait sous de bons auspices. Un immense vaisseau, à l’instar de l’arche de Noé, fut prévu pour accommoder tous les passagers. Chacun mettait du sien à le construire. Ils étaient tous emballés à l’idée de découvrir ce lieu béni du Seigneur et de pouvoir y séjourner éternellement, dans une perpétuelle extase. Ils mirent tant d’ardeur à l’ouvrage, qu’en peu de temps tout était prêt pour ce voyage sans retour.
Le jour du grand départ, toute la communauté des animaux était présente pour souhaiter une bonne et heureuse traversée et la pleine jouissance de leur nouvelle existence à tous les heureux élus. De leur côté, ceux-là partaient avec enthousiasme, et le sentiment d’avoir un devoir à accomplir, car pensaient-ils, cette initiative devrait ouvrir, par la suite, la porte de l’Eden à tous ceux qui, comme eux, se montreraient dignes de la miséricorde divine.
Une fois tout au point, l’entreprenant amiral lâcha les amarres et s’engagea résolument sur l’océan mouvementé des incertitudes. A bord, se retrouvait un représentant de chaque espèce de la faune. Se côtoyaient de vieux copains qui se connaissaient de longue date et qui avaient beaucoup en commun et bien de choses, encore, à partager. Mais aussi, des ennemis séculaires qui se haïssaient et qui, en pareille circonstance, se méfiaient de la présence de certains "croisiéristes", vu que des contentieux les opposaient, et que jusqu’à date, ils n’avaient pas encore été vidés. Et comme disait la parole, seule la repentie des fautes commises pouvait garantir la réussite d’une telle entreprise. Cependant, les vielles querelles et les rancoeurs n’avaient pas disparu, bien au contraire, elles persistaient. Un malaise palpable s’était installé à bord, et peu de temps après le départ, les premières frictions se firent sentir.
Le premier à réagir fut le corbeau, qui rappelait avec luxes détails comment il avait été victime de la ruse du renard. Il confia avoir juré qu’on ne l’y prendrait plus. Persuadé que ce traître ne les conduirait pas à bon port, il manifesta clairement son opposition à être, par lui, mené. Du coup, il trouva l’appui de la cigogne qui fut à la même époque, elle aussi, victime d’une tromperie du même genre. Chemin faisant, les idées s’exprimaient et se clarifiaient selon l’expérience de chacun. Certains se positionnaient pour le remplacement pur et simple du commandant de bord. D’autres étaient contre, parce que disaient-ils, cela risquerait de compromettre le projet et conduire à la catastrophe. Des clans se formèrent, selon l’intérêt ou la perception de chacun. Tous les conflits semblaient vouloir se résoudre d’un coup. Ainsi l’agneau redoutait la cruauté du loup qui avait mangé, "sans autre forme de procès", son aïeul dans la forêt. La fourmi craignait les représailles de la cigale, pour ne l’avoir pas aidée dans un moment de grande difficulté. Toutes les victimes demandaient, alors, réparation pour les torts qu’elles avaient subis. L’atmosphère était à son comble, la pagaille régnait à bord et la panique gagnait les esprits. Les discussions s’animèrent à un point tel que l’écho des perturbations parvint à l’oreille du renard. Celui-ci, flairant le danger qui le guettait, engagea des pourparlers. Le Roi Lion fut désigné pour diriger une commission de négociation. Fort de son statut de seigneur des animaux, il accepta de mener les débats, espérant arriver à un compromis favorable à tous.
Se rendant compte de cette situation de grande confusion, certains opportunistes décidèrent de l’exploiter du mieux de leurs intérêts pour en tirer profit. L’ambitieuse grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf, disait qu’elle avait acquis suffisamment d’expérience pour mener à bien une telle mission. Le gorille, comptant sur sa force physique, se vantait de pouvoir soulever les montagnes. Le rhinocéros confirma qu’il avait, de toujours, durant des années, dirigé son troupeau d’une main ferme, et que de ce fait il avait acquis le sens du commandement. Le perroquet, bruyant parleur, mais non moins perturbant hâbleur, pensait que son discours prolifique pourrait être un atout majeur et un avantage certain, lors des débats. Le léopard avançait qu’il était le plus qualifié, car dans les bois il avait l’habitude de flairer le danger et de déjouer tous les pièges qui lui étaient tendus. Même le kok zenga pensait qu’il pouvait, rien qu’à la beauté de son plumage et de sa fringante allure, s’attribuer tous les suffrages.
Dans cette cacophonie, au cours de discussions qui n’en finissaient pas, tout le monde allait de sa superbe. Soudain, du tréfonds de l’infini jaillit une sereine voix, d’une troublante clarté et d’une incroyable puissance. La parole qu’elle charriait fit tressaillir toute l’équipée. Dieu dans sa magnificence venait de se manifester, pour rappeler à tous ces bruyants perturbateurs la règle d’or : «Seuls les sages et les pacifistes auront accès au paradis ». Sur ce, une violente tempête souffla brusquement l’embarcation et la fit tanguer dangereusement. Depuis lors on n’a jamais rien su de son sort. Qui sait dans quelle mer houleuse navigue t-elle encore ! Dira t-on, comme le fabuliste : « Adieu veau, vache, cochon, couvée » ?
Si pareil est l’égarement du genre humain face à ses déboires, on peut comprendre la réflexion de Victor Hugo lorsqu’il dit : «C’est une triste chose de penser que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas », et renchérir avec Raymond Aron, en admettant, tout en s’interrogeant:
«L’homme est un Etre raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? ».
Pèlerin, juin 2010.
Robert Paret
paretrobert@yahoo.fr
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